Résister en corps. Ethnographies de l'infamie

Bodily Resistance. Towards an Ethnography of Infamy

Colloque international / International Conference, Saint Etienne, France, 3-6 novembre 2015

terrain_vague_3.jpg                                                                                                                                                                                                                                                                                                 © Pinhole Project

Présentation (français)

Tandis que les recherches menées par Michel Foucault ont incarné l’infamie dans une micro-histoire des anonymes – indigents et « indignes » – qu’elle a marqués de ses stigmates, les enquêtes d’Erving Goffman ont montré qu’ « anormaux » et stigmatisés désignent moins des personnes que le regard porté sur elles par le monde social qui (dis)qualifie. De sorte que si « les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » (Foucault, 1977), ces derniers ne sauraient être réduits à de simples réceptacles charnels voués à subir la domination en toute passivité. Lorsqu’ils se heurtent à l’adversité des forces qui dominent, régulent, disciplinent ou stigmatisent, les membres des groupes subalternes éprouvent certes tout l’impact du monde sur eux ; certains n’en conçoivent pas moins la prise de leurs gestes sur lui.

Du pâtir à l’agir s’esquissent alors tous ces contournements, refus, évitements et autres affrontements aux pouvoirs dont l’analyse constituera l’enjeu de nos réflexions. Tout comme les disqualifications auxquelles ils répondent, de tels gestes se fondent bien souvent dans les corps ; des corps qui n’apparaissent plus en tant qu’incarnations d’altérités dénigrées, mais comme substrats d’une opposition ou, parfois, d’une tentative de « retournement des stigmates » (Goffman, 1975). Quels en sont alors les formes et les effets ? N’y a-t-il résistance qu’en cas de visibilité d’un mouvement, ou existe-t-il d’autres manières de procéder ? Au final, comment incarne-t-on la résistance et pour quelles conséquences ? Celles-ci s’étendent-elles au fait d’enquêter, puis de révéler des manières de faire, des ruses, des tactiques et des stratégies d’opposition jusqu’alors cachées ?

Outre ceux que nous avons cités, un certain nombre de travaux qui s’intéressent à l’expérience vécue de la subalternité rencontrent ces questions qui interrogent à ses fondements le lien entre corporéité et résistance à l’adversité. Parmi les plus récents, on pensera notamment à l’enquête photographique réalisée par Eliane de Latour sur les « go » de nuit ; ces prostituées d’Abidjan qui, là-bas, incarnent une féminité à jamais souillée. En acceptant de poser pour l’anthropologue, ces jeunes femmes constituent l’image de leur corps en scène d’une résistance à l’infamie. Ancrée dans cette chair d’abord salie et présumée incapable d’une beauté autre que marchande, cette nouvelle façon de se montrer fait réapparaître l’identité et ses traits au-delà du masque interchangeable des filles disponibles pour autant de relations tarifées.

Mutatis mutandis, cette mise en relief de l’agentivité des plus démunis était déjà présente dans les travaux de Veena Das sur l’Inde des « intouchables », dont la corporéité signifie la bassesse et tout le dégoût qu’elle peut inspirer aux membres des hautes castes. Comprendre comment des gestes de résistance parviennent néanmoins à naître des situations de domination les plus massives n’est d’ailleurs rien de moins que l’une des principales questions qui occupent James Scott lorsqu’il s’efforce de décrire l’ « infra-politique des groupes subalternes ». Depuis les résistances des paysans malais jusqu’aux mémoires de l’esclavage, ce chercheur croise les documents et les sources afin de montrer comment le refus prend corps et se faufile dans les interstices du pouvoir.

Autant de fissures dans l’édifice des dominations que Paul Gilroy a suivies jusqu’à apercevoir l’Atlantique noir en tant que matrice géoculturelle d’un racisme incarné par l’africanité déportée le long des voies de la traite Atlantique. Un Atlantique noir où le corps porte les stigmates de la contention et de l’esclavage jusque dans les expressions littéraires ou artistiques développées par celles et ceux qui, dans notre modernité, sont les héritiers de ces épreuves. S’ils s’efforcent d’en renverser l’infamie, ils y puisent également l’énergie de leurs luttes et la force d’une créativité qui se fonde dans un rapport quasi-organique à la mémoire de toutes celles et ceux dont la privation de liberté n’a pas totalement effacé la subjectivité ; une subjectivité toutefois scindée par une double conscience en noir et blanc. W.E.B. Du Bois le premier nous a appris qu’elle s’est constituée du côté des « dominés », le long de la ligne de partage des corps et de leurs couleurs. Ainsi l’expérience quotidienne d’une telle frontière leur a-t-elle permis de tirer toutes les conséquences sociologiques de la différence des phénotypes.

De l’esclavage au cloisonnement des corps, les travaux de Lorna Rhodes interrogent quant à eux le « confinement total », expérience extrême mêlant enfermement et dégradation de soi dans les hôpitaux psychiatriques ou les prisons de haute sécurité. Des travaux qui se reflètent on ne peut mieux dans les recherches photographiques mises au point par Jane Evelyn Atwood avec les femmes en prison, les prostituées parisiennes, les malades mourant du SIDA ou encore les enfants d’Haïti. Toujours le thème de la grande exclusion et de son infamie s’imposent dans l’écriture ou à l’image, mais d’un point de vue qui restitue la force – et souvent la résistance – des plus disqualifié-e-s. Une perspective que l’on trouve également dans certains travaux filmiques de Frederick Wiseman, de même que dans les portraits de « zonards » (punks, skinheads, travellers et squatteurs) tracés par le photographe et anthropologue Ralf Marsault qui travaille depuis trente ans dans les interstices et les marges urbaines de Londres, Paris, ou Berlin.

La liste des recherches – de même que les associations qu’elle suscite – pourrait être augmentée à l’envi. Quant à la logique d’articulation de cette diversité d’enquêtes liant corps, résistance et infamie, il s’agira de la construire au travers d’une mise au travail du concept d’ « intersectionnalité ». Ainsi envisagerons-nous les rapports entre adversité, domination et résistance à l’entrecroisement du genre, de la classe et de la race. Trois catégories compréhensives auxquelles il nous apparaît nécessaire d’ajouter le partage, ou la frontière disputée entre les différentes expressions du « normal » et du « pathologique ». Car un tel partage apparaît lui aussi comme une structure culturelle des clivages sociaux – ou une forme élémentaire de classification – largement oubliée en tant que telle. Enfin, une cinquième dimension de nos réflexions sera dévolue à l’analyse des représentations de l’infamie. En corps, images et textes, il s’agira d’interroger l’acte d’enquête de même que les supports du compte-rendu. Que révèle l’image ? Qu’inscrit le texte ? Que produit leur rencontre avec les vies qu’ils re-présentent ? Ici les travaux d’anthropologie visuelle sont particulièrement attendus.

Par conséquent, cinq axes de travail organiseront les échanges autour des thématiques suivantes :

  1. Castes ou classes dangereuses : corps stigmatisés et gestion des identités souillées
  2. La ligne de partage des couleurs : faire face aux constructions infamantes de la « race »
  3. En corps, partager le genre : résister aux assignations
  4. A-normal, corps et âme : pathologisation, « expérience totale » et affranchissement
  5. Représentations de l’infamie : résistances en corps, images et textes

Les propositions qui nous seront adressées devront se positionner de manière prioritaire dans l’un de ces axes. S’ils sont appelés à structurer les débats, ils ne constituent pas pour autant des frontières imperméables entre les différents pans de nos réflexions ; nombre de travaux qui interrogent le « genre » ont quelque chose à dire du « normal », du « pathologique », ou de l’expérience de la « race » – et inversement. Attendu que l’idée d’intersectionnalité a été avancée, ce serait une contradiction dans les termes que d’isoler les éléments qui viendront la composer dans des rencontres qu’il nous reste à vivre et à penser.

Les présentations dureront 20 minutes.

Langues de travail : français, anglais (service de traduction simultanée)

À l’issue du colloque, une sélection de communications fera l’objet d’une publication.

 

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